De l’art de désapprendre

On parle tout au long de l’année de talent et de la façon d’en tirer le meilleur parti, pour soi-même et pour les autres. Lorsque l’individu déploie son talent et agit, il le fait dans un environnement donné pour faire face à une situation, résoudre un problème ou prendre une décision.

Mais quelle que soit la décision que l’on prenne pour modifier une situation, est-on certain que notre vision de la situation est la bonne ? Ou plus exactement, notre vision est-elle fidèle à la réalité ? Et cette situation nécessite-t-elle vraiment une intervention de notre part ? Autrement dit, l’énoncé du problème à l’origine de notre décision est-il bien posé ?

Il ne s’agit pas ici de rentrer dans de longs débats philosophiques sur la notion de réalité, mais plutôt de s’intéresser à ce qu’Alan Newell et Herbert Simon appellent « l’espace du problème ».

L’espace du problème est ce qu’un sportif appellerait sa vision du jeu : c’est la représentation que l’on se fait de son environnement. On agit toujours par rapport à cette représentation. Par conséquent, si notre représentation est erronée, la réponse que l’on apporte à un problème au sein de cette représentation ne peut être elle aussi qu’erronée.

Cette représentation s’appuie sur toutes les informations et connaissances à notre disposition. Les connaissances dont il faut le plus se méfier, car elles sont à l’origine de beaucoup d’erreurs d’interprétation et de représentations erronées, sont ce que l’on appelle communément les « a priori », que Michael Polanyi appellent les « connaissances tacites ».

Les connaissances tacites sont celles dont on a souvent même plus conscience et qui se sont forgées au cours du temps à force d’expériences diverses et variées. Elles servent de raccourcis cognitifs et permettent de réagir plus rapidement à notre environnement.

Ce que l’on appelle des « experts » dans un domaine donné sont en fait des individus qui se sont construit tellement de connaissances tacites qu’ils peuvent répondre à une question sans délai de réflexion et savent quoi faire à quel moment sans vraiment se l’expliquer (et souvent savoir l’expliquer…).

Quelques exemples de connaissances tacites ? Toutes les connaissances acquises au cours de nos années de conduite automobile auxquelles on ne pense bien sûr plus en conduisant : je change de vitesse pendant que je débraye, je m’arrête au rouge, je passe en seconde dans ce virage car je sais qu’autrement le passager arrière va avoir la nausée, etc.

C’est ce qui nous permet de conduire en parlant à notre voisin, tout en écoutant de la musique et insultant le piéton aventureux, plutôt que d’avoir à se rappeler la liste de toutes les actions à réaliser des premières leçons de conduite.

Toutes les connaissances qui nous permettent de cuisiner sans manuel, et de ne pas avoir à appeler sa mère ou sa meilleure amie toutes les cinq minutes.

Si ces connaissances tacites sont utiles dans bien des domaines, elles nous nuisent également fréquemment car elles faussent notre façon de percevoir le monde :

  • D’abord parce qu’on les mobilise sans même s’en apercevoir : le commercial qui sur-vend, l’informaticien autiste qui dort une heure par nuit, le consultant qui prend votre montre pour vous donner l’heure, ça ne vous dit rien ?
  • Parce qu’elles s’appuient sur des informations fausses ou des expériences passées obsolètes : promis, le fait de ne pas avoir reçu vos tickets restaurant le 1er du mois ne signifie pas forcément que vous êtes viré !
  • Parce qu’elles dépendent souvent de nombreux facteurs culturels, organisationnels ou autres et n’ont pas de portée universelle : pas la peine d’être vexé si on ne soutient pas votre regard à Shangaï, c’est une marque de respect…
  • Parce qu’elles sont subjectives (comme toute connaissance) et non objective (comme on le croit…) : non, Monsieur Durant n’est pas un tyran exécrable, c’est juste qu’il ne vous aime pas 🙂

Les exemples sont volontairement triviaux mais je laisse le soin à chacun de  débusquer ses certitudes ;).

En bref, avoir du talent est une chose, mais le mobiliser en s’appuyant sur une représentation de l’environnement « cohérente » – c’est-à-dire conforme ou plus ou moins fidèle à la réalité – en est une autre….