Il est des sujets qui reviennent en permanence. Dans les livres, dans les conférences, dans les discussions, dans les lois. Celui de l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle en est assurément un ! Comme toujours, les mots ont leur importance. On parle parfois d’équilibre vie perso-vie pro, parfois d’équilibre vie privée-vie pro.
Le choix du terme « privé » ou « perso » nous ramène dix ans en arrière, quand les réseaux sociaux commençaient à émerger, piétinant allègrement la frontière entre ce qui avait trait à la sphère professionnelle et ce qui avait trait à notre sphère personnelle. Je me souviens qu’à l’époque, Dominique Cardon avait très bien mis en avant le fait qu’il valait mieux parler de frontière intime-publique plutôt que de pro-perso, ces deux notions n’ayant – déjà à l’époque – plus beaucoup de sens.
Quand on crée un compte Facebook ou Instagram, tout devient public à la seconde où l’on poste un article ou une photo, sans distinction aucune ayant trait à la notion de pro ou de perso (modulo les listes que l’on paramètre ou les accès que l’on autorise). Cette notion de « public » s’oppose à celle « d’intimité », qui ne se définit pas par la segmentation perso-pro mais par les gens que l’on invite à fouler le sol de son jardin secret. Parfois, on est tout seul dans son jardin, et parfois il y a lesdits collègues avec lesquels on a partagé des secrets que ses meilleurs amis ne connaissent pas.
Le choix des mots utilisé est clé car il induit des débats très différents. S’agit-il de trouver un équilibre entre ce qui a trait au travail et au « non-travail » ? Entre ce que l’on souhaite partager avec ses collègues ou non ? Ou entre ce que l’on veut partager dans la sphère publique ou garder pour soi (dans cette zone appelée intimité) ? Ce qui rend la réflexion passionnante, c’est qu’en écrivant ces quelques mots, je réalise à quel point des notions élémentaires tels que « travail », « collègue », « public », intimité » sont aujourd’hui bousculées. Par exemple, c’est quoi la différence entre un(e) collègue avec lequel on va boire des bières deux fois par semaine et un copain que l’on voit trois fois par an ? Tous ces termes deviennent très durs à ranger !
Encore plus intéressant : comment peut-on parler de façon presque dogmatique – au point de légiférer sur le sujet – de cette fameuse quête d’équilibre entre la vie personnelle (pour reprendre le terme le plus fréquemment utilisé) et la vie professionnelle alors que l’on ne sait pas quelle signification exacte on met derrière tous ces mots ? Signification qui doit trouver à la fois une résonance individuelle et une résonance collective. Voici quelques pistes de réflexion.
Pourquoi c’est un vrai bazar ?
Pour résumer ce qui passe de façon un peu schématique (au risque de prendre des gros raccourcis), la transformation digitale a imposé une refonte en profondeur de l’espace de travail. Du coup, on ne sait plus bien quand est-ce que l’on travaille et quand est-ce que l’on ne travaille pas. Avant on pointait. Avant le travail était associé à une unité de lieu et de temps. Moi qui écrit un article dans un café en attendant mon train près de Montparnasse par un jeudi après-midi pluvieux, est-ce que je travaille ou non ? Techniquement oui, parce qu’il est 14h57 et que j’attends un train dans un contexte de déplacement professionnel. Psychologiquement non, parce que le sujet traité me passionne et que j’aurais tout autant pu l’écrire un dimanche après-midi dans mon canapé. Bref, le lieu et le temps ne nous aident plus beaucoup pour savoir quand est-ce que l’on travaille ou non.
C’est aussi un peu le bazar parce que – comme le rappelait très pertinemment Patrick Levy-Waitz lors du dernier petit-déjeuner du Boma – l’espace de travail étant davantage décentralisé et asynchrone, les gens cherchent à recréer des temps de vie en commun autour de nouvelles pratiques, de nouveaux rites. Les afterworks sont l’un de ces nouveaux rites. Mais autour d’une bière, autant on peut aborder de vrais bons sujets boulot, autant on peut aussi parler de ses vacances ou de ses problèmes de couple. Allez parler de séparation pro-perso dans ce contexte.
De manière générale, nous cherchons un peu moins à ranger les gens dans des cases bien étanches les unes des autres : amis, copains, collègues, clients. Les réseaux sociaux ont certes bien aidé à la manoeuvre, mais ils sont loin d’être la seule raison à ce plus grand flou. Dans cette vaste et effrayante globalisation, digitalisation, disruption, et tous ces termes finissant par « ion », le lien social semble plus important que jamais ! Et la qualité des relations prévaut sur le statut de ceux avec lesquels on interagit. Ce qui n’est pas pour faciliter la distinction pro-perso.
Alors de quel équilibre parle-t-on ?
En fait, quand on parle du fameux équilibre vie perso-vie pro, on essaye de prévenir un phénomène aussi fréquent que détestable : que les gens perdent leur vie à la gagner ! C’est forcément le sentiment que l’on a lorsque le travail n’est qu’un gagne-pain et que l’on doit y consacrer 10 heures par jour pendant 45 ans. Alors pour éviter de perdre complètement sa vie, on essaye de mettre des barrières, de légiférer, de catégoriser, de créer des frontières, l’histoire que cet asservissement n’écrase pas tout sur son passage : famille, amis, loisirs, etc.
Bien entendu, pour les presque « gagnants du loto » qui s’épanouissent dans leur activité professionnelle, la question est très différente. Quel est le sens de cet équilibre pour un artiste ? Un musicien capable de rester 72 heures sans sortir d’un studio d’enregistrement, non pas parce qu’il y est obligé, mais parce qu’à un instant précis, il ne verrait pas ce qu’il pourrait faire de mieux que sa vie. Et dans le cas de ces quelques privilégiés, ces passionnés de leur travail, la recherche de quelque équilibre que ce soit n’a pas beaucoup de sens puisque le travail est une source d’épanouissement, au même titre que n’importe quel loisir ou hobby librement consenti.
Une question philosophique demeure néanmoins de savoir s’il est bien sain de mettre « tous ses oeufs dans le même panier ». Autrement dit, même si l’on est passionné par ce que l’on fait, ne doit-on pas s’interroger sur le fait de s’épanouir dans d’autres dimensions que celles couvertes par notre passion ? Pour ne pas risquer d’avoir réussi dans un domaine donné, mais de se retrouver sans famille, sans amis, sans avoir parcouru le monde ou je ne sais quoi encore, parce qu’on s’est plongé à corps perdu dans une – et une seule – quête.
Etrange de constater que le très prisé équilibre vie perso-vie pro vise autant à protéger les travailleurs-esclaves de l’emprise potentielle de leurs employeurs qu’à protéger – malgré eux – les travailleurs-kiffeurs de leur propre obsession-passion. On peut alors se demander si la vraie question n’est pas celle de savoir ce que l’on veut vraiment faire de sa vie, et de s’assurer du bon alignement entre cette volonté et l’énergie que l’on consacre à nos activités, le travail étant une activité parmi d’autres.
De la bonne adéquation priorités-activités
A titre personnel, je serais bien malheureux que l’on m’interdise de travailler le week-end ou que l’on me contraigne de ne pas travailler le soir, compte-tenu du plaisir que je prends dans mon travail. Pourtant, quand on me pose la question, je réponds que je n’ai pas réussi à trouver un bon équilibre perso-pro. Mais en écrivant cet article, je réalise que c’est faux. J’ai trouvé un très bon équilibre en réalité. La preuve : je suis un homme heureux ! Cette assertion quelque peu candide et manichéenne n’est là que pour souligner un point : permettre à chacun de se sentir bien dans ses baskets n’est-il pas le seul objectif visé par tous ces débats autour de l’équilibre évoqué ? Et si c’est le cas, le fait de terminer son travail de bonne heure et de ne pas toucher à ses emails pros le we est-il une finalité ?
On en revient pleinement à la segmentation non pas du pro et du perso, mais à la segmentation de ce qui est consenti et de ce qui est subi. Ce dont nous devons nous assurer en tant qu’employeur, travailleur, citoyen, politique, c’est que tout est fait dans notre société pour aider chacun à définir et bâtir l’équilibre de vie qui lui correspond. Vaste programme. Ce qui nécessite deux préalables clés (et loin d’être simple) : (1) définir nos priorités, ce qui nous importe de réaliser dans notre vie, ce qui est source d’épanouissement ; (2) nous façonner une vie qui nous permette de consacrer le plus de temps à nos plus grandes priorités, et peu de temps à ce qui est moins prioritaire.
Problème : qui pour nous aider à prendre en compte ces deux préalables ? L’école ? L’entreprise ? La famille ? N’est-ce pas là un enjeu majeur de notre temps (si tant est que ce n’ait pas toujours été le cas) ? Et vous, où en êtes-vous ? Alors, équilibre perso-pro ou équilibre de vie tout court ? 😉