Dans la lignée de l’article que j’avais écrit sur Yves-Marie Le Bourdonnec, je souhaite rebondir sur un article du Monde paru le 2 juin et écrit par Aline Duval. Asafumi Yamashita (AY) s’est récemment fait connaître du grand public en passant à l’émission Top chef (que, vous le savez, je suis assidument ;).
La première particularité d’AY est d’être le fournisseur officiel des plus grands cuisiniers en activité, tels Pierre Gagnaire ou Christian Le Squer. Cela s’explique par trois raisons bien particulières que l’article du Monde met en évidence :
Il ne travaille pas ses produits en fonction des demandes, mais en fonction des saisons
Cela paraît banal, presque évident, mais prenons quand même deux minutes pour y réfléchir. Vous semble-t-il aussi évident de ne pas succomber aux demandes de Chefs aussi prestigieux que ceux cités précédemment et de prendre le risque de courroucer ces artistes quand on est un modeste maraîcher ?
Et appliqué à la relation client-fournisseur (que le client soit interne ou externe), ne vous sentez-vous jamais contraints par les exigences et attentes de vos clients, au risque parfois d’agir en dépit du bon sens et revoir la notion de qualité à la baisse ? Parce que vous pensez ne pas avoir le choix, ne pas pouvoir prendre le risque de décevoir le client, etc.
Il est intéressant de constater que le succès d’AY vient précisément de sa capacité à ne jamais composer avec son fort niveau d’exigence et de ne pas se laisser dicter sa conduite par ceux-la même qui en bénéficient.
Il dispose d’un réel talent gustatif
AY explique qu’il a eu la chance, en grandissant au Japon, de connaître – et donc reconnaître – la saveur d’un bon légume. Le développement de ce palais bien particulier constitue un talent à part entière et constitue l’une des raisons de son succès.
Cela renvoie à la force de l’expérience ! Quel que soit le potentiel d’une personne, celui-ci ne peut se développer et grandir qu’à force d’expérience, d’entraînement, de « frottements » avec la réalité. Cela génère mille réflexions, liées au management, à l’éducation, au recrutement : comment donner leur chance aux candidats et aux collaborateurs pour qu’ils puissent avoir l’opportunité d’exercer leur talent, en sachant prendre le risque associé nécessaire ? Comment mettre davantage en situation pour favoriser l’apprentissage, plutôt que de passer de longues heures en salles de classe ou de formation (cf. les réflexions de Steve Fiehl à ce sujet) ?
Et avant cela, comment identifier un talent, qu’il s’agisse du sien ou de celui d’un autre ? A partir de quand peut-on estimer qu’une capacité ou un potentiel mérite un approfondissement particulier ?
Asafumi Yamashita « parle à l’oreille de ses légumes »
Bien entendu, j’exagère un peu. Mais quand on lui demande son secret, il répond humblement qu’il n’en a pas, il se « contente » de se mettre à la place de ses légumes et de deviner ce dont ils ont besoin. Quand je vois ma difficulté à garder une plante verte en vie, cela me laisse bien sûr assez rêveur…
Derrière cette remarque en apparence légère se cache en fait un profond enseignement pour les RH et les managers : nulle possibilité de développer qui que ce soit sans tenter de se mettre à sa place ! Or, peut-on prétendre faire cet effort dans notre vie de tous les jours quand nous sommes pressurisés par l’obtention d’un résultat, par son propre manager, par les délais ?
Pourtant, AY nous montre que c’est en prenant ce temps, cette respiration, que naît l’efficacité ! Ce qui est une nouvelle fois contraire à notre réflexe premier. L’un de mes profs de facs répétait souvent : pour aller vite, allons lentement. Ce temps de l’écoute et cette attention bienveillante reste en tout cas l’une des clés de la magie d’AY.
Et si on essayait ? 😉
Bonjour à tous,
Voilà bien longtemps que je n’avais pas eu le temps de réagir à un article d’Alex, même si je les apprécie toujours et je profite donc d’une relative trêve estivale pour jouer les vilains petits canards, dans la seule idée pour autant de nourrir le débat, qui, sans contradiction, n’est plus du débat.
Je trouve deux limites fortes à la puissance de transposition que peut avoir l’exemple d’AY :
La première : il fait partie d’une élite qui s’adresse à une élite. tout le monde n’est pas lui, avec son talent et ses compétences, comme tout le monde, dans la restauration, n’est pas Pierre Gagnaire (ça se saurait). La capacité d’exigence qu’il se fixe et fixe de fait à ses interlocuteurs l’écarte probablement « du grand nombre » et donc d’un modèle transposable. Quel que soit le métier, il ne peut comporter que « quelques » Pierre Gagnaire, auxquels ne peuvent s’adresser que quelques « AY ». Dans la vraie vie, le rapport de force qui peut être imposé, par chaque partie, aux autres parties, quant aux niveaux d’exigences requis, renvoie inévitablement à être plus ou moins interchangeable….et nous sommes nombreux, c’est-à-dire une immense majorité, dans chacun de nos métiers (employeurs ou talents) à être plus interchangeable que AY ou Pierre Gagnaire dans le leur.
La deuxième, plus fondamentale : la limite de toute parabole, c’est d’être une parabole, c’est-à-dire d’idéaliser une situation autant qu’elle peut l’être et en déniant les aspects non transposables : Ay ne parle pas à l’oreille de ses légumes, parce qu’une courgette, ça n’entend pas. Il ne « se met pas à la place » (peu enviable) des artichauds qu’il va faire cuir, parce que personne n’a jamais percé les état d’âme de l’artichaud dans la casserole. Et il ne devine pas ce dont ses carottes « ont besoin » parce qu’elles n’ont besoin de rien : ce sont des objets. Les salariés, qu’ils soient les talents révélés de leur art ou les branleurs unanimement reconnus du service sont un peu plus complexes, parce que ce sont des sujets. Ca change tout. Je pense qu’aujourd’hui, ce dont manque les salariés, c’est davantage de considération, au titre de reconnaissance de leur capacité à inter-agir sur le travail et pas seulement de respecter des processus à la fois descendants et transverses et matricio-bordélico, que de temps. Et le problème managérial que je ressens le plus dans les organisations, dans le traitement des salariés, avec ou sans talent, ce n’est pas que, comme AY avec ses légumes, « on leur parle à l’oreille », « qu’on se mette à leur place » ou « qu’on devine ce dont ils ont besoin », mais justement qu’on les prenne pour des légumes.
Bon, moi, je dis ça, c’est juste pour énerver Alex.
Bonnes vacances à tous
salut Yves.
heureux de te lire sur le blog ! désolé pour ma réactivité, vacances obligent…
concernant ton premier point, je concède tout à fait que l’excellence visée et les pratiques qui en découlent ne se probablement pas transposables à l’opérationnel quotidien vécu par le plus grand nombre…. On parle ici des « talents stars » que je décris dans mon ouvrage. Pour ces quelques « happy few », se remettre continuellement en question et chercher sans relâche à faire mieux, différent, à innover, doit être une préoccupation quotidienne. En cela les AY et autres Pierre Gagnaire constituent des exemples intéressants.
pour ce qui est du deuxième point, loin de moi l’idée de comparer les salariés à des légumes. je souhaite plutôt ici mettre en avant la nécessaire empathie et l’effort associé de comprendre l’autre dont un manager doit faire preuve. la reconnaissance, le respect, la juste valorisation attendues par les salariés passent par là ! dès qu’une équipe et une entreprise grossissent, la difficulté est de trouver le juste milieu entre une individualisation/personnalisation trop forte des pratiques managériales et un traitement de masse abscons.
encore merci pour ce retour en tout cas et bonne reprise 😉