Il y a quelques jours, je monte dans un taxi et lui demande de m’amener rue de la Trémoille, à environ 300 mètres des Champs-Elysées, cette petite avenue de Paris connue de seuls quelques aventuriers urbains…. Le chauffeur s’est paumé d’une force hallucinante, sous couvert que son GPS ne marchait plus. Chauffeur de taxi, ce n’est pas un métier où l’on est censé connaître 2-3 grands axes quand même ? Cela ne m’aurait pas alerté si ça n’était pas la 3ème fois en un mois qu’un chauffeur ne s’en sort plus sans son GPS ou Google Maps….
Et puis on pense à Sherry Turkle et son Alone together. A Nicholas Carr et son Internet rend-il bête ?. A Guy Birenbaum expliquant dans son excellent livre comment son addiction aux médias sociaux, le tourbillon digital qui en découle et la vacuité associée, l’ont plongé dans une profonde dépression. On pense à la nomophobie qui frappe les salles de réunion, à nos potes qui ne décrochent plus de leur smartphone durant les diners, à tout ça quoi. Alors pourquoi ?
Ce moment où l’on nous a greffé un cerveau artificiel
En fait je crois que toute cette histoire de digital a commencé à l’école, quand on nous disait que les calculettes nous empêcheraient d’apprendre à compter ou que les montres à quartz nous empêcheraient d’apprendre à lire l’heure. Et puis on a commencé à ne plus mémoriser les numéros de nos amis parce que les téléphones pouvaient le faire à notre place. Et de fil en aiguille….
De fil en aiguille on a fini par dégainer notre smartphone à chaque question/doute/pari/interrogation pour avoir la réponse immédiatement plutôt que de réfléchir 30 secondes. Les taxis ne font plus l’effort de retenir quelques parcours mais se reposent exclusivement sur leur GPS ; les caissiers du Starbucks ne retiennent plus votre prénom – même si vous venez 4 fois par semaine – mais attendent de badger votre carte de fidélité pour vous offrir un grand « Salut Alex » ; etc.
Quid de notre autonomie, de notre capacité d’apprentissage et de mémorisation ?
Ce moment où l’information a remplacé la connaissance
L’une des grandes confusions qui peuvent altérer notre intelligence est le fait de se satisfaire du maniement de l’information plutôt que de la création de connaissance. L’information est comme un paquet cadeau qu’il faut ouvrir pour découvrir la donnée qui se trouve à l’intérieur. Cette ouverture se réalise au travers de notre schéma d’interprétation, et ce n’est que lorsque l’interprétation a été effectuée que la donnée pénètre véritablement notre cerveau pour, peut-être, se transformer en connaissance.
Et c’est le « peut-être » qui est important ici. Un cadeau, plus on l’a désiré, attendu, plus on a imaginé ce que cela pourrait être, plus grandes sont l’excitation et la joie. De la même façon, plus l’effort accompli pour recueillir une donnée est important, plus profonde est la mémorisation de cette donnée ! C’est pourquoi l’on privilégie toujours l’apprentissage en situation : la connaissance se crée par l’expérience et s’exprime dans l’action, sinon il ne s’agit que de savoirs….. Et le savoir n’aide pas à agir, il permet juste de briller dans les diners.
Alors on se dit que dégainer son portable toutes les 5 minutes pour mettre fin à un débat ou trouver la date d’anniversaire de je ne sais qui n’est pas le moyen le plus sûr d’être cultivé ou compétent.
Ce moment où la carte est devenue le territoire
A l’instar de Wikipédia, qu’est-ce qui nous garantit que l’information collectée via nos outils digitaux est vraie ? Je me suis personnellement – quand je vous dis que le digital rend con… – retrouvé à rouler en Mini au milieu d’un champ près d’HEC en suivant Google Maps, en tentant de me persuader que Google ne pouvait pas se tromper. Certes, il s’agissait bien du plus court chemin pour mener de A à B… mais c’était un chemin en terre !
On repense alors à Alfred Korzybski et sa sémantique générale, à son célèbre Une carte n’est pas le territoire. Toute représentation que l’on se fait du monde, aussi précise et sophistiquée soit-elle, ne peut être qu’une réduction, une simplification de la réalité. Représentation souvent dépourvue des failles et aspérités de la « vraie vie ». A trop ancrer notre raisonnement à partir de situations idéelles et non vécues, nous risquons fortement de perdre notre sens commun, notre capacité d’adaptation, autant de marqueurs de l’intelligence.
Ce moment où l’on a dérapé socialement
Et puis au-delà de tous les aspects cognitifs, à partir de quand avons-nous décidé de dire aux gens avec lesquels nous sommes qu’ils sont moins importants que ceux qui ne sont pas là ? Car c’est clairement ce que l’on affirme à notre entourage lorsque l’on passe notre temps à envoyer des sms, à surfer sur Facebook ou encore à consulter nos emails pendant que l’on nous parle ou pendant un diner.
Cette manie de sortir le téléphone au moindre « temps mort » nous coupe littéralement du flux naturel de la vie et de ses évènements. Pas étonnant que nous devions devenir membres d’Happn ou d’Attractive world pour rencontrer quelqu’un si nous ne sommes plus capables de lever la tête dans la rue et de nous donner une chance de croiser un(e) bel(le) inconnu(e)…. Nous nous comportons comme si la vie telle qu’elle se présentait ne nous suffisait plus et qu’il fallait imprimer dans chaque instant la somme de tout ce qui passe (d’intéressant) dans le monde.
Finalement, je me rends compte en cherchant ma conclusion que je ne viens pas tant de parler de digital que de comportementalisme. Ce n’est peut-être pas si mal d’avoir un océan d’information à portée de clic ou d’avoir l’opportunité de s’intéresser à tout plutôt que de devoir s’en tenir à ce que la vie nous propose. Encore faut-il apprendre à faire bon usage de l’information à disposition….
La question qui se pose est celle du savoir-être à l’ère digitale : qu’attend-on de nous ? Connaître toutes les rues de Paris sur le bout des doigts et s’octroyer le droit de gueuler sur tout le monde, ou avoir besoin de Google mais être aussi capable d’accueillir son passager de façon sympathique ? Bref, le problème ne réside pas tant dans les infinies possibilités offertes par le digital que dans notre capacité à en tirer profit et à nous réinventer en tant qu’être humain. Vaste programme 😉