C’est en lisant une entrevue de Claude Lelouch dans le mythique magazine de cinéma Premiere, à l’occasion de la suite de son non moins mythique Un homme et une femme, 53 ans après l’original, que j’ai réalisé qu’il était probablement l’une des figures à suivre en matière de talent management. Voici quelques leçons à méditer scrupuleusement.
Manager = coacher, pas diriger
« Les acteurs on les « coache », on ne les « dirige » pas ». Claude Lelouch fait partie de ces cinéastes littéralement amoureux des acteurs. Comme il l’explique très justement, « les acteurs sont comme des athlètes de haut niveau et je les traite comme tels : je suis là pour les faire courir encore plus vite ou les faire sauter encore plus haut. Je ne vais pas apprendre à Jean-Louis Trintignant ou Anouk Aimée à jouer la comédie, vous imaginez bien ». Il respecte leur art, qu’ils maitrisent, contrairement à lui. Son rôle de metteur en scène consiste à faire émerger quelque chose d’eux, comme par magie, pas d’aller l’extirper en force en les « dirigeant ».
Le coaching passe selon lui par une analyse et une fine connaissance de chaque acteur. Il livre d’ailleurs cette très belle définition : « Le coaching c’est l’art de connaître quelqu’un ». Expliquant ensuite : « Moi les acteurs, je vis avec eux, je sors avec eux, je dîne avec eux et c’est quand je les connais suffisamment bien que je peux les aider… diagnostiquer leurs forces et leurs faiblesses ». Ajoutant finalement : « Je suis celui qui voit ce qu’ils ne voient pas quand ils sont dans le feu de l’action ».
On comprend ainsi en lisant ces quelques lignes ce que doit être le rôle d’un manager : faire accoucher de quelqu’un ce qu’il peut livrer ! Ce qui nécessite de le connaître un minimum, au-delà des sacro-saintes barrières perso-pro, mais dans le respect de son intimité. Il ne s’agit donc pas de chercher à obtenir de quelqu’un ce qu’il ne pourra pas livrer, ou alors très douloureusement. Cela vous semble évident, trivial ? Pensez-vous réellement que les managers cherchent à connaître finement ce qui rend chacun de leurs collaboratrices et collaborateurs singuliers, qui ils sont, leur personnalité, leur manière de raisonner, leurs aspirations, doutes, ambitions, forces, faiblesses ? Afin de ne jamais demander à quelqu’un de faire ce sur quoi il ne pourra faire la différence ?
Cela sous-tendrait de s’extraire de l’approche des « ressources humaines ». Tant que le mot « ressource » sera accolé au mot « humain », ce qui fait l’essence même de chaque individu sera niée. Alors que si chaque manager se « Claude Lelouch » un peu, il ne sera là que pour accompagner, développer, faire émerger ce que chacun a en lui. Ce qui changera assurément la définition du mot travail.
Manager = accepter les émotions, pas les renier
Claude Lelouch a inventé le pulse survey avant l’heure. Vous savez, cette prise de pouls régulière des collaboratrices et collaborateurs qui permet de savoir en temps réel (ou en léger différé) leur humeur du moment. Loin de toute technologie, il demande quant à lui aux coiffeurs, techniciens et maquilleuses, parce qu’ils sont les premiers à voir les actrices et acteurs le matin sur le plateau, quelle est leur humeur du jour. Parce que cette humeur est une matière que l’on ne peut nier. Parce que cette humeur est ce avec quoi il faut composer, jour après jour.
« Je crois en l’humeur des acteurs, beaucoup… il faut être au courant de tout parce que moi je demande aux acteurs d’être, pas de jouer« . Et d’ajouter ainsi : « Quand je fais la scène des « Bonjour » avec Belmondo et Anconina sur « Itinéraire d’un enfant gâté », c’est parce que je sais qu’ils sont de très bonnes humeur ».
Si l’on extrapole légèrement sur cette réflexion, en tant que manager, vous avez beau avoir vos plans et objectifs à atteindre, vous ne pouvez ignorer l’état d’esprit actuel des gens avec lesquels vous travaillez. Si quelqu’un vient de se marier ou de divorcer, cela aura probablement un impact très différent sur son travail. Or, l’entreprise en général, et le manager en particulier, a transformé chacun d’entre nous en véritable schizophrène. Nous avons le cours normal de nos vies, avec son lot de hauts et de bas, avec nos peurs et nos rêves, etc., qu’il faut intégralement mettre de côté lorsque nous arrivons dans l’enceinte de l’entreprise. Mais comment faire ? A moins de ne se transformer en robot, ce qui est particulièrement idiot à l’heure où des robots bien plus performants que nous vont envahir le monde du travail.
Il faut au contraire accepter ce que chacun ressent à un instant donné, son état d’esprit, ses émotions, et faire avec. Mieux : en tirer profit ! C’est ainsi qu’il a offert à Annie Girardot dans Les Misérables l’une des plus grandes scènes de sa carrière, le jour où celle-ci ne voulait précisément pas tourner, à cause d’une période personnelle très sombre. Loin de vouloir la tyranniser ou exploiter sa détresse, il a voulu au contraire transcender cette émotion et en faire quelque chose, tel un alchimiste. Il lui a ainsi demandé d’accepter de tourner une et une seule scène, d’un trait. Elle voulait tellement partir qu’elle a tout donné, tout livré et délivré, sur cette scène aussi poignante qu’inoubliable grâce à laquelle elle a probablement obtenu le César.
Et Claude Lelouch de conclure : « J’ai quatre ou cinq films que je veux finir avant que tout s’arrête…. J’ai toujours été sincère, même si j’ai souvent changé de sincérité. J’ai simplement fait des films sur mon humeur. Et mon humeur est changeante ».
Manager = définir le cap, pas le chemin
Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, le cinéma de Claude Lelouch est singulier. Par sa forme souvent magistrale, évidemment. Mais surtout par ce fond, cette obsession de long terme concernant les relations humaines, la façon dont elles se font et se défont, la manière dont les destins se croisent. N’importe quel acteur acceptant de tourner avec lui sait qu’il vient d’une certaine façon supporter et nourrir cette obsession. Les acteurs sont réunis lors d’un tournage par un but commun, un projet, une ambition artistique partagée. Et c’est cette ambition partagée, connue de tous, acceptée de façon consentante et transparente, qui leur permet de se mettre au service du projet, de s’abandonner, de tout donner.
Le management c’est bien
La clé du manager est d’afficher cette ambition de façon claire et transparente, et de réunir celles et ceux qui voudront y contribuer. En clair : le rôle du manager est de fixer le cap, ou plus exactement, de proposer à tout le monde de poursuivre le cap qu’il pointe du doigt (puisque la définition du cap est davantage associée à la notion de leader, mais c’est là un autre sujet pour un autre article). Et de s’assurer que l’équipe qu’il compose est concernée par ce cap, et que l’intérêt de chaque membre pour cette destination dépassera ses propres intérêts individuels.
Plus un manager est « concerné » par le cap qu’il pointe du doigt, plus ce cap résonne en lui, le fait vibrer, l’anime, quelles qu’en soient les raisons, plus il saura se montrer convaincant, plus il saura créer cette magie qui fait les grandes équipes. Claude Lelouch a trouvé l’une des sources de motivation de tout son cinéma dans son premier échec. Il explique ainsi : « Il faut savoir être lucide sur ses échecs : tout ce que j’ai réussi, je l’ai d’abord râté…. J’ai haï Le Propre de l’Homme (son premier film) et en même temps, il m’a tout appris. Si je n’avais pas été détesté à ce point, je n’aurais pas trouvé la force de devenir le cinéaste que je suis ». Cette connexion a sa propre histoire lui a donné la force de devenir celui qu’il est devenu. Et de fixer son cap, pas celui d’un autre. Embarquant avec lui une galaxie incroyable d’acteurs et de performances.
Alors, quel cinéaste êtes-vous ? Quels sont vos acteurs fétiches ? Et quel est votre cap ? A vos commentaires 😉