J’ai récemment lu un article du Monde expliquant comment la compagnie d’assurances Aviva a créé un incubateur de start-up fin de réinventer le métier de l’assurance et ainsi éviter qu’une autre entreprise le fasse à sa place.
Au-delà de la relecture très intéressante d’adages tels que « La meilleure défense c’est l’attaque » ou « On n’est jamais mieux servi que par soi-même », l’article met en avant un usage pertinent du quantified self au travers d’une application mobile. Celle-ci est capable d’adapter la police d’assurance-auto d’un individu à son mode de conduite.
Un téléphone permet ici grâce à ses nombreux capteurs de savoir comment un conducteur prend ses virages, s’il respecte les limites de vitesse ou s’il s’arrête suffisamment pour se reposer lors d’un long trajet. En fonction des données collectées, les meilleurs conducteurs peuvent bénéficier de rabais allant jusqu’à 20%, et les mauvais peuvent se voir appliquer un malus. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’angle initial de l’article, celui-ci met fait finalement émerger trois réflexions très intéressantes :
Les lois et règlements peuvent-ils survivre au Quantifie Self ?
On le sait depuis l’école : les lois et règlements en tous genres, s’ils s’appliquent au collectif, existent pour réfréner les comportements individuels de quelqu’uns, jugés « toxiques » pour le collectif. C’est parce qu’un rigolo a jeté une boulette de papier sur le prof du fond de la classe que tout le monde a du recopier 100 fois « Je n’embête pas mon gentil professeur ». Parce que certains ont transformé le périphérique en circuit de Nascar que l’on roule aujourd’hui à 70km/h, etc. etc.
Mais fondamentalement, est-il logique d’appliquer les mêmes lois aux bons et mauvais conducteurs ? Un conducteur aguerri au volant d’une voiture de 250 chevaux ne peut pas rouler à 80 km/h sur le périphérique, mais ma grand-mère de 100 ans est encore autorisée à conduire, qui plus est très lentement, ce qui peut aussi être source d’accidents…. Ne devrait-on pas adapter la loi en fonction des qualités de chacun, du véhicule dans lequel il se déplace, de son nombre d’années d’expérience, … ? Le cas échéant, selon quels critères définit-on un « bon » et un « mauvais » conducteur ?
Le quantified self vient donner un coup de pied dans la fourmilière ! Si la question de la définition des « bons » et « mauvais » conducteurs soulève en soi un vrai débat, la connaissance du comportement individuel de chacun est aujourd’hui une commodité grâce aux objets connectés et autres applications mobiles. A partir de là, si un utilisateur accepte de partager les données concernant sa conduite automobile avec une compagnie d’assurance, celle-ci pourra adapter ses tarifs (à la hausse ou à la baisse) en fonction de ce qu’elle estime être une bonne ou une mauvaise conduite et de sa propre politique.
On imagine aisément comment demain la sécurité sociale et les mutuelles appliqueront une politique sur mesure à chacun d’entre nous en fonction de notre mode de vie : pratique du sport, consommation de drogues, d’alcool ou de cigarettes, etc.
Ramenez cela au monde de l’entreprise : pourquoi imposer les mêmes horaires de travail à tout le monde quand certains sont du soir et d’autres du matin ? Pourquoi imposer à tout le monde la même politique de télétravail lorsque l’on peut démontrer que certaines personnes sont plus productives au bureau et d’autres chez elles ?
Allons plus loin : pourquoi appliquer la même rémunération à deux personnes occupant le même poste, ayant le même âge et le même nombre d’années d’expérience quand on peut démontrer que l’un est beaucoup plus engagé que l’autre et qu’il a un impact significativement plus important dans l’entreprise (ah oui, et comment démontrer cela avec le quantified self au fait ? ;).
En bref, à l’heure où l’on peut recueillir les données d’une personne dans tous les domaines de sa vie, est-il encore raisonnable d’organiser la société selon des règles collectives et indifférentes aux comportements individuels ? Mais à la lecture de ces quelques réflexions, a-t-on envie d’aller vers une société ou chacun de nos gestes est contrôlé ? Et entrainant des traitements adaptés de tous les organismes avec lesquels nous interagissons, que cela nous arrange ou non ?
Et encore plus fondamentalement : qu-‘est-ce qui est mesurable et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Je ne suis pas convaincu que l’on puisse mesurer l’impact d’un collaborateur sur l’entreprise avec quelque donnée que ce soit, à part pour quelques métiers bien spécifiques…
Le Quantified Self conduit-il à l’auto-régulation ?
D’autre part, ce même article souligne que les gens sont très intéressés par les données concernant leur propre conduite. En l’occurence, ils ont tendance à l’adapter afin d’être considérés comme de bons conducteurs, la conduite étant un domaine très émotionnel (vous n’avez qu’à dire à quelqu’un que c’est un mauvais conducteur et d’observer sa réaction pour vous en convaincre ;)). Ce qui tend à prouver que lorsque l’on met factuellement en évidence notre comportement, nous avons tendance naturellement à le modifier pour le rendre plus vertueux. Vous avez dit responsabilité ?
Même si cette auto-régulation vertueuse est démontrée par l’expérience Aviva, on imagine aisément que d’autres s’amuseront à utiliser ce recueil de données pour battre des records de vitesse ou s’adonner à d’autres excès du genre, participant ainsi à une compétition débridée au sein de la communauté. On peut donc se demander si finalement le quantified self n’exacerbera pas tout simplement le comportement de chacun, en lui prouvant ses excès ou en l’incitant à en faire davantage….
Pour en revenir à l’entreprise, si l’on démontre aux plus sceptiques qu’ils travaillent factuellement moins que les autres, qu’ils passent plus de temps à fumer des cigarettes qu’à bosser, qu’ils sont factuellement moins impliqués et qu’ils obtiennent factuellement moins de résultats que les autres, ne pensez-vous pas qu’ils auraient d’eux mêmes tendance à changer d’attitude ?
Et quelle place accorder au quantified self au sein des entretiens annuels d’évaluation et autres revues d’objectif ? Un bon manager a-t-il vraiment besoin de recueillir des données sur son collaborateur pour juger de la qualité de son travail et envisager la suite avec lui ? Cela ne viendrait-il pas fausser l’image que l’on a d’un individu, voire la relation que l’on entretient avec lui ? Le fait que quelqu’un passe beaucoup de temps à fumer des cigarettes a-t-il vraiment une importance si les résultats sont là ? En bref, est-ce que ces données sont véritablement utiles à des fins managériales ?
Le Quantified Self constitue-t-il une avancée ou un retour en arrière ?
Finalement, on peut se demander si le quantified self ne constitue pas un retour en arrière en exhumant la célèbre pointeuse que l’on a mis des siècles à faire disparaître ? En insérant le quantified self au sein de l’entreprise, on imagine immédiatement que certains dirigeants pourraient décider d’adapter la rémunération de leurs collaborateurs en fonction de leur « implication présientielle », à l’instar d’Aviva qui adapte ses tarifs. Alors que l’on peut challenger la valeur des données recueillies concernant la présence des collaborateurs au travail à l’heure du travailleur de la connaissance…..
Ne sommes-nous pas simplement face au paradoxe actuel de notre société qui a mis des années à se débarrasser des pointeuses et qui est si fière du succès de la géolocalisation ou d’applications comme Facebook, permettant de savoir à tout moment où nous sommes, ce que nous faisons, ce que nous mangeons, ce que nous pensons ?
Et qui va utiliser ces données pour faire quoi ? Est-il vraiment envisageable que l’on n’en fasse rien de plus que d’essayer de nous pousser des publicités ? Et au-delà des quelques remous suscités autour de Google et du droit à l’oubli, qui est véritablement chargé de réfléchir à l’utilisation de nos données personnelles ?
Je sais, le sujet semble un peu sérieux pour une période de vacances, mais les vacances sont aussi propices à la réflexion. Alors, prêt pour quantified self ou pas ? 😉