Un MBA en stratégie d’entreprise c’est bien, mais un déjeuner avec un collaborateur c’est encore mieux. Parce qu’au-delà de tout ce que l’on peut apprendre de la littérature, de conférences ou à la fac, rien ne vaut le regard de quelqu’un qui expérimente la vie de l’entreprise dans laquelle vous exercez une fonction de direction ou de management. Ce regard pointe tous les écarts entre votre intention, votre perception et la « réalité », comprendre la réalité telle qu’elle est vécue par votre interlocuteur.
En l’occurence, je passe mon temps à lire tout ce qui tourne autour de l’entreprise libérée mais je ne me pose peut-être pas suffisamment la question suivante : de qui est prisonnière cette fameuse entreprise que tout le monde essaye de libérer ? Et les initiatives lancées par la direction ou le management ont-elles l’impact escompté ? Comment sont-elles perçues ? Voici ce que j’ai appris lors de mon déjeuner.
Donner du sens
Oui, pas de surprise là-dessus, donner du sens à l’action collective et individuelle est bien indispensable pour permettre à chacun de faire preuve d’initiative et d’exprimer son plein potentiel. Si l’on ne sait pas où l’on se rend, comment apporter la moindre contribution au-delà de la stricte exécution d’un plan de route qui nous serait remis par une tierce personne ?
Pour apporter sa pierre à l’édifice, il nous faut comprendre le but à atteindre, percevoir le chemin qui nous sépare de ce but et identifier en quoi notre contribution individuelle peut participer de l’effort collectif. Mais la compréhension du sens et de notre possible contribution est-elle en soit facteur de motivation et d’engagement ? Mon déjeuner semble indiquer que ce n’est pas forcément suffisant…
Permettre à chacun de comprendre son impact
Comprendre comment on peut aider l’entreprise à atteindre son but c’est bien, mesurer le réel impact de son action au fil de l’eau c’est mieux. Lorsqu’une entreprise commence à grossir, il devient de plus en plus difficile de mener à bien une activité de bout en bout. Son quotidien ressemble davantage à un incessant passage de relais qu’à un sprint allant des starting-blocks à la ligne d’arrivée. De fait, même si l’on cerne bien son rôle et l’importance de sa contribution, sans retour sur l’impact de celle-ci, garder sa motivation sur le moyen ou long terme est quasi impossible.
L’un des facteurs clés de motivation résulte de la mesure de son impact sur l’action collective. C’est ce que le philosophe Matthew B. Crawford explique dans son excellent ouvrage L’éloge du carburateur. Ce dernier a quitté son think tank de Washington pour monter un atelier de réparation de motos car il ne comprenait plus le sens de son action et son réel apport dans la société. Alors que lorsqu’il voit son client chevaucher sa moto, la faire vrombir et partir en fanfare, la satisfaction du devoir accompli est bien réelle.
Plutôt que de favoriser à tout prix les initiatives et les prises de responsabilité, les managers ne devraient-ils pas d’abord dans un premier temps s’assurer de permettre une meilleure compréhension au jour le jour de l’impact du travail de leurs collaborateurs ? Cela est certes moins glamour sur le papier et beaucoup plus terre-à-terre, mais en réalité c’est l’une des fonctions premières du manager que de faire le trait d’union entre une action et le résultat de cette dernière dans un environnement où ce résultat n’est souvent plus mesurable par l’auteur de l’action.
Donner l’autorisation de la libération
Et soyons réalistes, les salariés du monde entier, même s’ils travaillent dans une entreprise vouant un culte sans limite à Isaac Getz, ont en permanence le sentiment d’être observé par un « chef » qui sera in fine le seul juge arbitre de leur promotion ou augmentation. Pour libérer l’entreprise et atteindre le saint Graal de la prise de responsabilité auto-décidée, il faut un peu plus que le clamer lors de séminaires d’entreprise.
Il faut non seulement autoriser chacun à prendre des risques, au risque de se planter, mais il faut mettre en place des mécanismes incitatifs qui favoriseront l’initiative. Et pourquoi pas même des mécanismes qui pénaliseraient ceux qui se contenteraient de « faire le job » alors qu’ils savent pertinemment comment améliorer une situation. Mais d’un point de vue éthique, on peut se demander si exiger des initiatives de la part de tous n’est pas un peu déplacé, des aspects liés à la nature du poste, à la personnalité ou encore au contexte de travail (pression client, …) pouvant entrer en jeu.
Et puis la libération de l’entreprise, au-delà de toute autorisation à prendre des initiatives, peut simplement commencer par l’écoute. Combien de collaborateurs ont bien le courage d’évoquer des alternatives pour améliorer une situation mais ne se sentent ou ne sont pas écoutés par le management ou la direction ? Comme si le taylorisme avait vraiment la peau dure…
Finalement, les gens qui tentent de libérer l’entreprise sont souvent les mêmes que ceux qui l’ont emprisonnée. Alors la vraie question est finalement la suivante : comment faire prendre conscience aux geôliers que ce sont eux et eux seuls qui ont les clés des cellules dans lesquelles ils tiennent leurs chers collaborateurs prisonniers ? J’espère que ce modeste billet les y aidera 😉