Petite conversation à un dîner avec des-amis-des-parents-qui-sont-donc-vraiment-plus-âgés-mais-mais-vous-allez-super-bien-vous-entendre :
- Ah, donc vous travaillez Chère Madaaaame [sous-entendu : comme c’est moderne], mais dans quel domaine ?
- Dans le marketing chez un éditeur de logiciel de Gestion des Talents
- Lui – Perplexité polie. Et cela sert aux entreprises à… ?
- A gérer le recrutement, les évaluations, la formation des collaborateurs, la mobilité interne…
- Aaaah… C’est comme un progiciel de paie ? Donc c’est pour le service du personnel ?
- Moi (un peu dépitée, il faut l’admettre) : c’est cela, juuuuuste comme un progiciel de paie. Sauf que cela fait tout SAUF la paie. Et vous pour vos vacances, vous allez où en Bretagne ?
Quand on est dans le domaine RH depuis quelques années, on a tendance à oublier l’histoire mouvementée des noms qu’on a donné à ce secteur.
C’est un peu comme l’ourlet des jupes qui remontent ou descendent en fonction de la vision de la femme, de son rôle, de l’influence de la haute couture et, paraît-il, du moral général dans la société.
Au tout début, disons dans les années 60 et 70, il y avait deux noms : dans l’industrie, le secteur public, les transports, l’enseignement, bref dans les endroits où il y avait un-peu-beaucoup de syndicats, de grèves et autres mouvements sociaux, on avait le service des relations sociales – en anglais « Employee relations ». Terme plein d’espoir signifiant qu’on espérait arriver un jour à moins se taper dessus. Dans les autres organisations, où c’était moins tabou de dire qu’on GÉRAIT des personnes, on avait les services du personnel.
Ensuite, le nom de ce service a évolué au fil du temps en fonction de deux facteurs principaux :
- Facteur 1 : La volonté d’une nouvelle génération de DRH de se trouver un nom moins ringard que celui de leurs prédécesseurs : s’appeler Chief Talent Officer des Établissements Tartenpion, cela a tout de même plus de gueule que de s’appeler Chef du Service du Personnel des Établissements Tartenpion. Surtout sur LinkedIn.
- Facteur 2 : La volonté des DRH de montrer que ce dont ils s’occupent est au moins aussi important (et, soyons fous, même PLUS important) que ce dont s’occupent leurs petits collègues de la finance, de la production ou des ventes. Quitte à pomper directement des noms évoquant des fonctions considérées clefs dans l’entreprise.
Dans les années 80 (et ne me dites pas « Ah mais je n’étais pas né ») quand les lecteurs de la presse business ont découvert les techniques de supply/chain, les processus qualité, les tailleurs pantalon à épaulettes, le management à la japonaise et autres 5S, TQM et Kaizen, la fonction s’est petit à petit transformée de service du personnel en service des ressources humaines. Parce que nous aussi on gère des ressources, non mais !
Dans les très capitalistiques années 90, quand les lecteurs de la presse business ont découvert les Stock Options, les vêtements fluo, Peter Drucker, et se sont remis à lire (trente ans après sa sortie) le très influent « Human Capital » de Gary Becker de l’école économique de Chicago, le terme de Capital Humain fit une percée rapide dans le discours ambiant. En particulier chez les éditeurs de logiciels, trop contents de trouver un nouveau terme super cool à mettre sur leurs brochures. C’est comme cela qu’une année un grand éditeur de logiciel, depuis racheté par Oracle et que je ne nommerai pas (ce qui vous laisse le choix entre 93 sociétés) avait un beau matin décidé de rebaptiser toute sa ligne de Human Resources Management Systems, en Human Capital Management System. D’autres éditeurs firent rapidement suite, trop contents eux aussi d’expliquer comment, avec leur logiciel miracle, ils allaient permettre au DRH (voir Facteur 2 au-dessus) de montrer à son cher DAF que LUI AUSSI gérait du capital !
Mais la mode prit moins et, finalement, assez peu de DRH se rebaptisèrent DCH (Directeur du Capital Humain.) Et il y eu même des retours de bâtons : de la même manière que certains salariés voient d’un mauvais œil le fait qu’on les traite comme une ressource (donc fatalement renouvelable à volonté et complètement exploitable – genre on exploite les ressources minières du Nigeria), d’autres se sentirent légèrement insultés par le terme de Capital Humain. C’est ainsi qu’en 2004, le terme de “Capital Humain”, (Allemand : Humankapital) fut désigné comme le German Un-Word of the Year, donc le mot le moins allemand de l’année par un jury de chercheurs en linguistiques, considérant ce terme inapproprié et inhumain, car il conduisait les personnes à être classifiées selon leur valeur économique.
Depuis 2005-2007, en même temps que la pensée positive, le yoga, les tee-shirts informes en coton bio, et 10 ans après l’étude de McKinsey « The War for Talent » qui créa le terme, un nouveau mot fit une apparition remarquée : la gestion des talents, ou le talent management. Grâce à la force marketing des éditeurs de logiciels et aussi, il faut bien le dire, d’une nouvelle génération de DRH qui trouvaient que le terme RH avait un peu vécu et faisait ringard, le terme de gestion des talents est depuis donc quelques années celui qu’on utilise pour décrire le vaste domaine du tout-sauf-la-paie.
J’avoue, j’adore. C’est tellement plus positif que d’être considéré comme une ressource ou du capital. Cela suggère, à juste titre, que nous possédons tous un talent pour quelque chose, talent qui n’appartient pas à l’entreprise mais que nous lui permettons, en tant qu’être autonome et responsable de bénéficier pour une période donnée.
Mais ce terme va-t-il « prendre » ? On voit une tendance nette dans les grands groupes avec des Chief Talent Officers, des Director of Talent Acquisition (j’aime moins l’aspect acquisition, on ne fait pas ses courses quand on recrute !) et autres Responsables de gestion des talents… Mais la partie n’est pas gagnée. En effet, commence à émerger, surprise surprise, celui qu’on n’attendait plus : Director of Employee Relations – Eh oui. Dans un monde où on passe de l’entreprise à l’écosystème, dans un monde où comme vous le dit si bien Alex, le DRH devient une sorte de grand manitou du social (ici aussi l’ancien « social » n’est pas du tout le nouveau « social », Facebook, Twitter et les RSE étant passés par là), un genre de community manager puissance 10, ce terme est assez approprié.
Alors on tourne en rond ? C’est comme la mode, c’est un revival des années 70 ?
Seul l’avenir nous dira si nous allons voir une victoire du terme « talent management » ou du terme « relations sociales/employee relations» (ou autre variante) ou si le très établi ressources humaines maintiendra son large avantage.
Je vote pour Talent Management, mais en tant que collaboratrice chez Talentsoft, je suis biaisée.
Et vous, sur lequel pariez-vous ? Lequel préférez-vous ?